MARION, Jean-Luc

 Dieu sans l'être

Le récent livre de Jean-Luc MARION, Dieu sans l'être (Fayard), pose au philosophe comme au théologien un problème, et qui est grave. Nous avons demandé à M. Roger VERNEAUX d'en faire une étude approfondie car la question soulevée trouble beaucoup d'intelligences. Nous remercions le Professeur VERNEAUX de ce travail magistral qu'il a effectué pour les étudiants et professeurs de la Faculté et, au-delà, pour tous les amis de la Vérité.

 

                                                                                                                          (A.C.)

 

Étude critique du livre: DIEU SANS L'ÊTRE

L'Auteur ne met pas son drapeau dans sa poche. En exergue de son ouvrage, il inscrit cette phrase de HEIDEGGER: "S'il m'arrivait encore d'avoir à mettre par écrit une théologie, — ce à quoi je me sens parfois incliné —, alors le terme d'être ne saurait en aucun cas y intervenir. La foi n'a pas besoin de la pensée de l'être".

Voici donc une nouvelle tentative pour accommoder la théologie catholique au goût du jour. Après BRUAIRE qui l'a hégélianisée, MARION la heideggérianise. Quand on considère qu'ils sont tous deux fondateurs et directeurs de la Revue catholique internationale Communio, cela donne à penser.

L'auteur s'est assimilé l'œuvre de HEIDEGGER à un point tel qu'il imite l'obscurité de son style. En certains endroits où l'on soupçonne une faute d'impression, on n'ose la corriger car ce pourrait bien être une des élégances d'un style recherché, contourné, compliqué. En passant, signalons l'abus du mot "jeu". Qu'il soit employé 19 fois dans une page (125) cela peut passer. Mais qu'il désigne le Christ en Croix: "Jésus joue sur la Croix sa Seigneurie" (271), non; c'est non seulement faux mais scandaleux, profondément choquant pour un cœur chrétien.

Donc après chaque phrase de ce compte-rendu, on devra sous-entendre: "si j'ai bien compris", ou "autant que je puisse comprendre." Mais l'ouvrage sera probablement compté comme un des grands livres des années 80. Obscurité, nouveauté, il a tout pour plaire.

L'intention de l'auteur est d'instituer (enfin) une théologie proprement chrétienne en substituant le Bien ou l'Amour à l'Être comme nom propre de Dieu.

Il est ainsi conduit à distinguer trois termes en s'aidant d'artifices typographiques: 1º la théologie (chrétienne) dont le Dieu est Amour; 2º la théologie qui est une partie de la métaphysique, l'onto-théo-logie, laquelle trouve Dieu comme Cause de soi et n'est qu'une forme raffinée d'idolâtrie; 3º la théologie qui traite du divin en général, élément de l'univers appelé après HEIDEGGER le Quadriparti: la Terre et le Ciel, les mortels et les divins. MARION oppose donc Dieu à "Dieu" et à Dieu. Dieu est le Dieu chrétien qui s'est révélé par le Christ en Croix, c'est pourquoi le mot est barré d'une croix. "Dieu" est l'aboutissement de l'onto-théo-logie, idole conceptuelle. Dieu est le concept général de divinité, le divin du Quadriparti.

1. Le premier chapitre est consacré à distinguer l'idole de l'icône. À vrai dire, son but n'est pas d'élaborer une notion juste de l'icône, mais de définir l'idole, car l'icône n'interviendra plus dans le cours de l'ouvrage, alors que l'idole y joue un rôle essentiel. En bref voici la différence.

L'idole est constituée par le regard qui la vise, elle l'arrête et le réfléchit sur lui-même à titre de miroir invisible. L'icône, loin d'arrêter le regard, le dirige vers une profondeur infinie où un visage envisage le regard. "Dans l'idole, le regard de l'homme se fige en son miroir, dans l'icône, le regard de l'homme se perd dans le regard invisible qui visiblement l'envisage" (32).

Les difficultés de cette théorie nous semblent les suivantes. D'abord elle accorde au regard un sens extravagant. Car ce qui différencie, au fond, l'idole de l'icône, c'est que la première est adorée, alors que la seconde ne l'est pas. Et l'adoration de l'idole n'est évidemment pas dans le simple regard, mais dans certaines dispositions du coeur, dans des attitudes et des gestes du corps, et surtout dans des sacrifices. Bref l'idole est tenue pour un dieu. Mais cela dit, il est assez juste de dire que l'idole renvoie l'adorateur à lui-même.

Qu'en est-il de l'icône ? Pour elle non plus le regard n'est pas l'essentiel. Ce qui compte, c'est la disposition du cœur, qui est la vénération. Et bien sûr la vénération ne s'adresse pas à l'image elle-même. Mais est-elle dirigée vers une profondeur infinie ? Nullement. Elle est dirigée vers un modèle sensible sur lequel elle se fixe, qu'il s'agisse d'images des saints, de Marie et même du crucifix.

Ajoutons encore ceci. Pour "voir" en une image de saint Paul un saint, en une image de Marie la Mère de Dieu, sur un crucifix le Verbe Incarné, il faut la foi. De sorte qu'une icône n'est pas tellement différente d'une idole, si l'on admet le critère de MARION: elle réfléchit le regard du chrétien sur lui-même comme une statue de Zeus celui du grec. Et puisqu'il est question de Dieu dans cet ouvrage, nous remarquerons qu'il n'y a justement pas d'icône de Dieu parce qu'il n'est pas sensible. Certes le Christ est "l'image du Dieu invisible" (Colossiens, I, 15, cité ici p. 28). Mais c'est la seule. Un Crucifix est une image non pas de Dieu, mais de cette image, laquelle seule est, non seulement vénérée, mais adorée.

2. Le deuxième chapitre a pour titre la double idolâtrie. Son but est d'englober dans le domaine des idoles le concept de Dieu forgé par l'onto-théo-logie. Ce concept est celui d'Être Suprême, ou celui d'ipsum esse subsistens qui est la définition de saint Thomas, ou mieux encore celui de Cause de soi, qui est la définition de DESCARTES, définition qui selon MARION semble mener l'onto-théo-logie à son point de perfection (p.53).

A l'arrière plan, il y a LUTHER (p. 92, 94, 99, 104). Non pas le théologien de la chute et de la Rédemption, mais le pré-théologien, si l'on peut dire, à savoir le philosophe qui méprise toute "scolastique", et au fond la raison.

Cette position permet de renvoyer dos à dos le théisme et l'athéisme que, selon Pascal, "la religion chrétienne abhorre presque également".

En ce qui concerne l'athéisme, dont NIETZSCHE est le prince, la position de l'auteur permet de le justifier et de le disqualifier en même temps. Car ce qu'il rejette, c'est un "Dieu" qui n'est qu'une idole, et non pas le Dieu des chrétiens qu'il ignore.

En ce qui concerne le "Dieu" des philosophes, le motif donné pour le qualifier d'idole est que les concepts ne sont que des concepts, et donc arrêtent le regard et le renvoient à l'esprit qui les a construits. De là suit que toute preuve de l'existence de Dieu est un blasphème, comme le dit HEIDEGGER (p.55) ou encore qu'un Dieu qui attend d'être démontré est un Dieu fort peu divin.

De plus, Dieu est pensé comme un étant, il prend place parmi les étants, même si c'est au sommet. Il dépend donc de la pensée de l'Être et suppose admise "la différence ontologique", c'est-à-dire la différence entre ce qui est et ce qui n'est pas. L'Être joue ainsi le rôle d'écran (au sens d'un écran de cinéma) où viennent se projeter et se découper tous les étants. Ce qui est une nouvelle et plus profonde idolâtrie (p.65; 127, n.65).

Que penser de tout cela ? Tout d'abord il doit être entendu que l'esprit humain est incapable de comprendre et donc de définir Dieu. Nous en parlons selon nos lumières qui sont faibles. N'empêche que ce que nous en disons peut être vrai. Quand nous disons, par exemple, que Dieu est infiniment bon, nous ne comprenons pas ce que peut être la bonté quant à sa perfection, sa pureté, son infinité, mais nous savons que c'est vrai.

Or parmi les noms de Dieu, il y en a de bons et il y en a de mauvais. Le plus mauvais, tout à fait inacceptable, est justement celui que MARION retient comme le concept achevé de la métaphysique: Dieu comme cause de soi. Rien n'est cause de soi, disait saint Thomas sans plus d'explication. Mais l'explication est simple: la proposition est intrinsèquement contradictoire, car pour se causer, il faudrait à la fois être et ne pas être: être pour agir en tant que cause et ne pas être pour surgir en tant qu'effet de la cause. Impossible donc de penser Dieu comme Cause de soi (Causa sui); ce n'est même pas une idole, ce n'est rien.

C'est ici le lieu de rectifier une erreur historique assez grossière chez quelqu'un qui se présente comme historien à ses heures (p.53). Dieu cause de soi, loin d'être la perfection de l'onto-théologie en est un premier balbutiement. En effet l'expression se trouve dès le IVè siècle chez un écrivain arien nommé CANDIDE dans son ouvrage intitulé Sur la génération divine. Dieu, dit-il, est cause envers lui-même, sibi causa est. Et Marius Victorinus, en lui répondant dans son livre Sur la génération du Verbe adopte l'expression: Dieu étant cause première, dit-il, est non seulement cause de tout le reste, mais cause de lui-même, sui ipsius est causa (citation et références dans GILSON, la philosophie au Moyen-Age, p. 122 et 124). DESCARTES a donc fait rétrograder l'onto-théo-logie de douze siècles.

Dans la liste des noms retenus par MARION, il en manque un fort important, celui de Créateur. Car si Dieu n'est pas adoré sous les autres noms, il l'est sous celui-là, ou du moins il l'est par tous les chrétiens qui ont appris dans leur enfance l'acte d'adoration et continuent à le réciter de leur mieux: "Mon Dieu, je vous adore comme mon Créateur et mon Maître, je vous offre ma vie et tout ce que je possède". Mais MARION a comme une phobie de la notion de cause parce qu'elle est métaphysique. Même la notion de cause finale, ou fin, lui paraît suspecte, appliquée à Dieu comme Bien. À plus forte raison la notion de cause efficiente parce qu'elle est née en physique. Il la remplace par la notion de don, nous y reviendrons.

L'Être suprême est peut être un étant, et comme il a servi aux "philosophes du XVIIIè siècle de cheval de bataille contre le Christ et son Église, nous sommes prêts à l'abandonner. En tout cas, peut-être par préjugé, nous n'essaierons pas de combattre pour lui.

Il en va tout autrement de l'ipsum esse subsistens. L'expression est difficile à traduire sans la trahir. Littéralement l'être même subsistant, mais à condition d'entendre l'être au sens de l'acte d'exister (esse), non pas comme un étant (ens) constitué d'essence et d'existence. Du reste on peut très bien rendre l'idée par l'expression d'Acte pur, ce qui aurait l'avantage, mais seulement polémique, de sortir des perspectives de MARION puisque le mot d'être n'y figure pas.

Maintenant, le concept de Dieu est-il une idole ? Ce serait en effet une idolâtrie vraiment absurde que d'adorer le concept que nous avons de Dieu. Mais personne ne le fait. L'erreur de MARION concerne la nature du concept: il est "intentionnel", c'est-à-dire vise une réalité. Il n'arrête pas le regard, mais au contraire le conduit à la réalité dont il présente à l'esprit un aspect qu'on appelle une essence. Il s'apparente donc, si l'on veut, à une icône, car ce qui est adoré, c'est Dieu lui-même, grâce au concept imparfait que nous en avons. Et le concept, comme l'icône, renvoie l'esprit à lui-même, puisque c'est lui qui pense Dieu par un concept imparfait; il est responsable, si l'on peut dire, et du concept et de son imperfection qui sont d'ailleurs la même chose.

Et si les preuves de l'existence de Dieu sont des blasphèmes, saint Thomas est un blasphémateur et l'Église a eu grand tort de le canoniser. Mais passons sur l'outrance du propos. Ce qui nous intéresserait, ce serait de savoir comment MARION s'accommode des déclarations si nettes du Concile Vatican I (DENZINGER, nº 1785 et 1806). Retenons au moins la brève formule négative: "Si quelqu'un dit que Dieu un et vrai, notre créateur et maître, ne peut pas être connu avec certitude au moyen des créatures par la lumière de la raison naturelle humaine, qu'il soit anathème" (DENZ. 1806). MARION semble l'ignorer. Il pourrait objecter que le mot de démonstration ne figure pas dans le texte; c'est vrai. Mais connaître Dieu avec certitude par la raison, n'est-ce pas le démontrer ? Aussi saint Pie X n'a-t-il rien innové en ajoutant le mot dans le serment anti-moderniste: certo cognosci adeoque demonstrari posse.

Le Concile Vatican I s'appuie pour formuler le dogme sur un passage de saint Paul qui est la charte de fondation de la théologie naturelle au sein de la religion chrétienne (Romains, I, 19-21). Parlant des païens de son temps, saint Paul déclare que "ce qui peut se connaître de Dieu est pour eux manifeste, Dieu lui-même le leur a manifesté. Depuis la création du monde, en effet, ses œuvres rendent visibles à l'intelligence ses attributs invisibles, puissance éternelle et divinité. Ils sont sans excuse, puisque connaissant Dieu ils ne l'ont ni glorifié ni remercié comme Dieu; ils se sont au contraire égarés dans leurs vains raisonnements..." MARION n'ignore pas ce texte (p. 185), mais il se garde bien de citer la première phrase et n'utilise la suite, grâce à une traduction torturée, que comme argument en faveur de sa théorie de la vanité, ce qui nous paraît gauchir la pensée de saint Paul.

3. Le Chapitre III, La croisée de l'être, est le centre de l'ouvrage, et le paragraphe III, L'Être ou (le) Bien, le centre du chapitre. Nous laisserons donc de côté la discussion de HEIDEGGER, qui ne nous concerne en rien, et nous insisterons plutôt sur la réfutation de Saint Thomas.

À l'arrière-plan, il y a PLATON (qui n'est pas cité) et la célèbre formule de la République à savoir que l'Idée de Bien, ou le Bien en soi, à quoi tout participe, est "au-delà de l'essence", ou "au-delà de l'être" (ousia)". Au premier plan, il y a quelques passages du Traité Des noms divins, de l'auteur anonyme ayant probablement vécu au IVè siècle, qu'on appelle le Pseudo-Denys ou Denys le mystique.

Denys soutenait que le premier nom de Dieu est le Bien, Réquisit de toutes choses, qui donne l'être aux étants, "il maintient l'être, mais l'être ne le maintient pas" (p. 113). Sa bonté s'étend même jusqu'aux non-étants, de sorte que pour louer Dieu, le requérant n'a pas besoin d'être; moins le rien aura de perfection, plus il désire la perfection; l'amour de Dieu le plus pur et le plus parfait se trouve donc dans le néant (115).

Saint Thomas ne pouvait évidemment accepter cette position: l'être est premier, le bien y ajoute la raison de fin. Cet argument paraît à MARION sans valeur, car si le bien ajoute à l'être, c'est lui qui est le premier (117-118). —A notre tour de dire: cet argument nous paraît sans valeur, non seulement faux, mais absurde, car ce qui est ajouté suppose ce à quoi il est ajouté.

Voici plus sérieux. L'être n'est premier qu'à un certain point de vue, celui de l'intelligence humaine. Saint Thomas écrit "ce qui tombe en premier dans l'imagination de l'intelligence est l'être (ens) sans lequel rien ne peut être appréhendé par l'intelligence" (I Sent. 8, 1, 3). À cela MARION fait deux objections. D'abord le point de vue de l'homme est supposé normatif, incontournable, alors que la théologie doit se placer au point de vue de Dieu. Ensuite, cette prétention "échappe difficilement au soupçon d'idolâtrie" (121). En effet, selon saint Thomas lui-même, "l'imagination se forme une certaine idole, aliquod idolum,d'une chose absente" (Somme théologique, I, 85, 2 ad 3). MARION triomphe: Saint Thomas fait de Dieu une idole; par respect sans doute pour le saint docteur, il consent à mettre un point d'interrogation (122).

Reprenons les choses. Le choix nous est donné entre le point de vue de l'homme et le point de vue de Dieu. Il est à craindre que nous n'ayons pas le choix. Impossible, restant homme, de prendre le point de vue de Dieu. Seul HEGEL s'est cru capable de se placer dans la pensée de Dieu avant la création du monde; cette prétention nous a toujours paru du plus haut comique. Par ailleurs, ce n'est pas en tant qu'humaine que notre intelligence a pour premier objet l'être, c'est en tant qu'intelligence. De sorte que l'on peut très bien soutenir que sur ce point l'intelligence humaine est semblable à l'intelligence divine, quoiqu'elle soit incapable de se placer à son point de vue.

Quant à l'idole constuite par l'imagination, voici. MARION prend au sens propre le terme d'imagination en le séparant de son sujet, l'intelligence. C'est l'occasion de remarquer combien est fausse la sentence d'un des grands disciples du Maître (Cajetan, ou peut-être Jean de Saint Thomas): "le divin Thomas parle toujours de la façon la plus formelle, formalissime semper loquitur divus Thomas". Le plus souvent, oui, mais pas ici. Le terme d'imagination est ici synonyme de conception; c'est d'ailleurs le terme que Saint Thomas emploie dans la Somme Théologique (I, 5, 2).

Ainsi pour MARION suivant Denys, le Bien est antérieur à l'être. Reste à passer du Bien à l'Amour, de façon à rejoindre la définition de Saint Jean "Dieu est Amour". Ce passage, qui est comme le pivot de l'ouvrage, se fait le plus simplement du monde par référence encore à Denys: "Dieu même charme tous les étants par bonté, charité et désir puisqu'il aime toutes choses d'un amour beau et bon". MARION poursuit: "Nous sommes donc fondés à lire dans le débat entre l'ens et le bien le débat entre l'ens et l'agapè qui affleure" (111-112).

C'est aller trop vite, à notre sens. Pour passer du Bien à l'Amour divin, il faut supposer, non seulement que le Bien existe, mais de plus qu'il est conscient, intelligent et libre. Sinon, on aura un Bien d'où émanent nécessairement les êtres, puisque le bien est diffusif de soi, mais certainement pas le Dieu des chrétiens qui crée toutes choses librement. L'autorité de Denys tient ici lieu d'argument.

Il faut donc libérer Dieu de la question de l'être. Du même coup l'être se trouve libéré de la différence ontologique. Cela signifie que la théologie ne fait plus de différence entre ce qui est et ce qui n'est pas. Et c'est ce qui ressort de deux passages de saint Paul: "Dieu appelle les non-étants comme des étants" (Romains, 4, 17) "Dieu a choisi ce qui n'est pas pour réduire à rien ce qui est" (I Corinthiens, 1, 28). Et telle est la sagesse de Dieu qui contredit la sagesse du monde et la rend folle. Cela ne signifie pas que Dieu détruise l'étant, et inversement qu'il fasse que le non-étant soit, mais il abroge le jugement du monde (139), il trace une croix sur la différence ontologique et l'abolit sans la détruire.

Reste un dernier pas à faire. L'étant n'est libéré de l'être que par le don qui lui-même est indifférent à l'être et qui exprime l'Amour (147-148). Entre le donateur et le donné, il y a une distance infranchissable; le donateur se lit sur le don (151), mais son amour dépasse toute connaissance" (Ephésiens, 3, 19). Notre Dieu qui se révèle comme Amour dans le Christ est impensable. La réponse à l'Amour est l'amour qui ne se dit pas mais se fait. La théologie commence donc par un silence respectueux et amoureux d'où peut naître un discours de jubilation et de louange (154-155).

Le don de l'être comme ouvre de l'Amour est probablement ce qu'on appelle couramment la création, qui est en effet un acte d'amour pur, c'est-à-dire gratuit et désintéressé. Le point qui nous fait le plus de difficulté, dans l'ensemble de l'ouvrage, est l'indifférence à la différence ontologique. Cela ne peut pas signifier que les êtres cessent d'exister tout en continuant à exister. Et pourtant n'est-ce pas l'idée de MARION ? Il a trouvé un point de vue où la différence ontologique est abolie. C'est assurément un point de vue "supérieur" au point de vue métaphysique. Et peut-être notre difficulté vient-elle de ce que nous sommes incapables de nous élever à cette hauteur. Mais c'est un fait. Et c'est plus qu'un fait: pour y arriver, pour entrer donc en théologie, il faudrait endormir l'intelligence. Mais c'est trop demander à un homme que de "se dépouiller de son humanité", exuere hominem. C'est ce qu'exigeait Pyrrhon d'ailleurs, et le rapprochement est assez éclairant. La devise de Pyrrhon était ou mallon, "pas plus" ou "pas plutôt" (oui que non, ceci que cela) et son idéal était l'indifférence. ARISTOTE avait bien raison de dire qu'un tel sceptique s'il existait, serait semblable à une souche.

Faut-il pousser l'indifférence jusqu'à dire qu'il n'y a pas de différence entre aimer et ne pas aimer ? La logique l'exigerait, semble-t-il, et c'est ce que semble dire MARION: "L'Amour, par définition ne se connaît pas, n'est pas, mais (se) donne" (153). Évidemment, quand on renonce à penser, on peut dire n'importe quoi. N'empêche, on aimerait savoir s'il y a une différence entre aimer et ne pas aimer, et s'il y en a une, comme il le semble bien, si le chrétien peut y être indifférent. Et s'il n'y est pas indifférent, c'est que l'indifférence a des limites; où sont-elles ? A moins que la différence ne soit "ontologique" malgré son nom ? C'est peut être l'idée de MARION puisqu'il dit que l'Amour n'est pas. En quoi consiste alors la différence ? Cela nous échappe entièrement.

Le point de vue supérieur à la métaphysique est sans doute celui de la foi. L'indifférence ne sert pas ici de marche-pied pour y accéder, comme chez MONTAIGNE ou CHARRON, elle est constitutive de la foi, ou tout au moins impliquée en elle. Cela même nous fait difficulté car une foi qui récuse la raison et l'intelligence n'a plus grand chose de commun avec la foi catholique, laquelle est une adhésion de l'intelligence à des vérités révélées. C'est une foi de type luthérienne qui engage l'homme, sauf ce qui le fait homme. C'est ce qu'on appelle du fidéisme. Et puisque Pascal semble, avec HEIDEGGER être un des maîtres de MARION, retenons cette pensée: "Si on soumet tout à la raison, notre religion n'aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule" (Br 273).

L'indifférence pourrait être sauvée si elle relevait de la spiritualité et non pas de la théologie. On aurait alors l'indifférence ignatienne qui n'a rien de commun avec l'indifférence pyrrhonienne. Car l'indifférence ignatienne découle de la charité. La devise de Saint Ignace, ad majorem Dei gloriam, a pour conséquence quelque chose comme ceci: pourvu que Dieu soit glorifié, peu importe la richesse ou la pauvreté, la santé ou la maladie, la vie ou la mort.

4. A partir d'ici, l'ouvrage devient un peu moins hermétique. L'envers de la vanité (tel est le titre du 4ème chapitre) est la charité. Ce chapitre commence par l'étude d'un regard qui ne verrait rien qu'il ne transperce aussitôt, qui ne verrait aucune idole, mais qui ne se découvrirait pas vu, qui ne voit rien mais que rien n'aime. C'est le regard d'ennui (165). Il ne se confond pas avec l'anéantissement, le nihilisme ou l'angoisse. Ce dernier point marque la différence (assez mince) qui sépare MARION de HEIDEGGER.

Sous le regard d'ennui, la différence ontologique devient indifférente (171). Il frappe l'étant dans son ensemble, le monde, de vanité. C'est ce qu'exprime parfaitement le livre de l'Ancien Testament appelé l'Ecclésiaste ou en hebreu Qohelet. "Tout est vanité". Or la vanité n'anéantit rien, mais fait tout apparaître comme un souffle ou une buée prête à se dissiper. Elle fait apparaître le monde comme une création qui ne subsiste pas mais qui est en suspens (183), suspendue à ce qui l'autrepasse. Si les hommes ne reconnaissent pas Dieu comme charité, s'ils ne parcourent pas la distance, alors ils s'évanouissent dans leurs pensées, comme le dit Saint Paul (185)."La vanité disqualifie le monde dans son être en l'absence de sa requalification dans la charité"(188).

Le site entre Être et charité se nomme mélancolie. C'est pourquoi la couverture de l'ouvrage est une réproduction de la gravure de DURER intitulée Melancholia que MARION explique longuement. La gravure montre la fuite invisible de tous les étants vers un point de fuite qui est hors du cadre et n'apparaît pas. Les étants sont comme n'étant pas (191). Seul un regard de charité pourrait les faire apparaître comme beaux et bons.

Deux parenthèses, dans ce chapitre nous semblent très éclairantes. La première est que le regard d'ennui est "une attitude (au sens husserlien du terme") (160). Voilà donc nettement indiquée, quoique beaucoup trop brièvement, l'intrusion de la phénoménologie dans la théologie catholique. L'ennui est une sorte de "réduction phénoménologique transcendentale" qui met entre parenthèses l'être et par là même le dévalue. HUSSERL reconnaissait qu'il n'y avait aucune raison de pratiquer la réduction. De même nous nous demandons s'il y a une raison quelconque d'accorder un privilège aux moments d'ennui, une raison, du moins, autre que de système, c'est-à-dire a priori. Les moments d'enthousiasme et de joie ne sont-ils pas aussi révélateurs ?

La deuxième parenthèse est celle-ci: "la mise en suspens ne peut toucher seulement quelque étant (comme la destruction ou la contingence. Elle ne touche que quelques étants ? Elle ne touche pas Dieu, certainement, mais elle touche tout le reste, le monde comme tout, aussi bien que chaque être du monde. De sorte que le regard d'ennui pourrait être interprêté comme la découverte de la contingence du monde. Mais évidemment une découverte affective, car c'est la seule voie qui reste ouverte quand on récuse toute visée métaphysique, même la plus élémentaire. Et dans cette voie, autant vaudrait, et peut-être plus, l'irrequietum cor de saint Augustin développé par saint Thomas en quelque trente chapîtres du Contra Gentes.

Enfin, une question préoccupante est celle de savoir si le regard d'ennui, qui engendre la vanité du monde, est volontaire et libre, ou s'il est naturel à l'homme, donc universel, ou s'il est une grâce que Dieu fait à certains hommes, à certains moments. MARION ne donne aucun moyen de répondre.

Du site eucharistique de la théologie, tel est le titre du chapître suivant. La théologie ne peut se constituer qu'en écartant toute théologie; cela au-moins est clair maintenant. Mais que sera la nouvelle théologie ? MARION tient pour un "axiome" cette Pensée de PASCAL: "Seul Dieu parle bien de Dieu". Donc il faut laisser Dieu se dire, et le dit de Dieu est le Verbe. Mais à son tour que dit le Verbe ? Rien (198). Il se donne. C'est à l'homme qu'il laisse la tâche de dire le Verbe en langage humain. Le théologien procède donc à une herméneutique du texte sacré, non pas à une interprétation qui referme le texte sur lui-même, comme fait l'exégèse contemporaine mais au contraire à une interprétation qui, à travers le texte, vise l'évènement, à savoir le Christ en Croix (208).

Cette herméneutique n'est pas différente de l'Eucharistie (211), comme le montre l'épisode des pèlerins d'Emmaus: "ils Le reconnurent à la fraction du pain" (Luc, 24, 32). L'Eucharistie est le seul "site" où le Verbe en personne, "silencieusement parle et bénit, parle en tant qu'il bénit" (212).

De là suivent plusieurs conséquences. D'abord que l'homélie est par excellence le discours théologique (214) puisqu'elle procède à l'herméneutique du texte sacré en lien avec l'eucharistie. Ensuite que "seul l'évêque mérite au sens plein le titre de théologien" (215) puisqu'il est le premier président de l'eucharistie et délègue sa fonction à ses prêtres.

Ensuite que la théologie ne peut prétendre à se constituer comme science (215). Car la rigueur de la démonstration n'y a pas place, et elle entraînerait un relâchement du lien entre l'évêque et son délégué; "la théologie n'a rien de commun avec la scientificité et ses processus d'objectivation" (227 n.).

Enfin le théologien ne peut aller du texte au Verbe que s'il a une "compréhension anticipée" du Verbe (217). Celle-ci ne s'enseigne pas, elle est une experience qui consiste, selon le mot de Denys, à "pâtir les choses divines, pati divina". Ce que SAINT THOMAS commente excellement: "non solum discens, sed et patiens divina, c'est à dire non seulement recevant dans l'intelligence la science des choses divines, mais aussi en les aimant, leur être uni par l'affection". Et MARION ajoute: "On ne saurait mieux dire que l'amour de l'Amour constitue une condition épistémologique de la théologie comme théologie" (218 n. 12).

La théologie ainsi comprise peut progresser à l'infini par l'herméneutique des paroles de l'Ecriture selon l'inspiration des diverses communautés eucharistiques. Chacune reconduit les paroles au Verbe "à la mesure exacte de ce que eucharistiquement elles répètent et accueillent chacune du Verbe en personne" (220).

Sur quoi il y aurait beaucoup à dire. Et d'abord que tout cela est très logique, trop, peut-être pour quelqu'un qui fait profession de rejeter la raison et sa logique. Que la théologie nouvelle ne soit pas une science, cela va de soi puisqu'elle interdit à l'homme d'user de sa raison pour comprendre autant que possible la Révélation. D'autant que MARION a de la science une conception vaguement Kantienne quand il parle de "ses processus d'objectivation".

La compréhension anticipée du Verbe se fait par expérience mystique, car c'est cela que signifie le pati divina de Denys. Or les grâces mystiques sont données par Dieu librement. "Il les donne, dit Sainte Thérèse, à qui il veut, quand il veut, comme il veut; nous n'y pouvons absolument rien". De plus le contact avec Dieu, "contact de substance à substance", dit Saint Jean de la Croix, se fait dans la nuit, nuit des sens et de l'imagination, bien sûr, mais aussi nuit de l'intelligence. De sorte que le terme de compréhension semble très mal convenir. La théologie a certainement besoin de principes, ils lui sont donnés par la foi.

Enfin il faut prendre ensemble les deux thèses concernant l'évêque et l'homélie. L'évêque est-il le théologien par excellence? Si l'on réduit la théologie à la foi, oui, en ce sens qu'il est chargé a de la "garder", c'est-à-dire de la défendre et de la répandre. Mais si la théologie est autre que la simple foi du charbonnier, non. Il est juge de l'orthodoxie des théologiens, mais lui-même n'est pas théologien. D'ailleurs à supposer qu'il le soit, une chose est sûre, en tout cas, c'est qu'il n'exerce guère cette fonction. Combien de fois par an un évêque fait-il une homélie qui soit une herméneutique de l'Ecriture? Il délègue cette fonction à ses prêtres qui, en mettant les choses au mieux, l'exercent tous les dimanches dans les paroisses. La durée en est limitée à 10 minutes, car l'assistance n'en supporte pas plus. S'il s'appuie sur le texte du jour, alors il y a bien herméneutique. Mais à quel niveau ? Par nécessité elle se tient au niveau de la vulgarisation la plus élémentaire, même si le prêtre lui-même a une culture plus approfondie qu'il tient d'ailleurs de théologiens qui ne se contentaient pas de faire des homélies. Les applications seraient trop faciles, en particulier au Pseudo-Denys qui a voulu se faire passer pour le converti et le disciple de Saint Paul, ce qui n'est pas bon signe. Laissons.

5. Les deux derniers chapitres sont précédés du titre Hors texte. Le premier traite de l'eucharistie, le second de la profession de foi.

Il est normal que l'eucharistie, qui est la théologie fondamentale, soit l'objet d'une attention spéciale, et que dans l'ensemble du mystère l'attention soit centrée sur la présence réelle.

Pour affirmer la réalité de la présence du Christ, MARION tient ferme au terme et à la notion de transsubstantiation. C'est en effet le seul moyen de sauvegarder l'écart ou la distance qui sépare le Christ de ses fidèles, et permet ensuite leur communion. MARION est ainsi conduit à critiquer les théories actuelles de la transfinalisation et de la transsignification. Il leur reproche, à juste titre, de résorber la réalité du Christ dans la conscience de la communauté croyante, pour qui et en qui le Christ est présent, donc en définitive de faire de ce moi communautaire une idole.

Une note nous a paru particulièrement bonne, et nous la citons avec plaisir: "Remarquons enfin que l'interprétation réductionniste et déviante du présent eucharistique (BESRET, CHARLOT, "Catéchismes hollandais" etc..) donne à celui-ci la fonction qui revenait, dans la foi des anciens temps, au pain bénit: offert par un membre de la communauté, ce sacramental, béni avant la consécration, se distribuait à tous en signe de l'union de la communauté avec elle-même sans remplacer ni concurrencer le don eucharistique. Qu'on retablisse cette pieuse coutume, si cela doit éviter d'y réduire la conversio realis du Pain et du Vin" (p.235 n.).

Quant à la notion de présence, MARION commece par lui appliquer sa théorie du don, ce qui lui procure un jeu de mots profond. Que le Christ soit présent doit avant tout être entendu en ce sens que le Christ nous fait présent de son corps (241-242).

Ensuite MARION prend le terme de présent au sens temporel, comme autre que le passé et l'avenir, et il esquisse une "temporalité christique", différente de la "temporalité métaphysique" ou vulgaire qui a sa source chez ARISTOTE. Celui-ci prend le présent comme point de référence, par rapport à quoi se conçoivent le passé et l'avenir. Par contre, l'eucharistie est un mémorial (temporalisation à partir du passé), elle est eschatologique (temporalisation à partir de l'avenir), et enfin seulement elle est notre pain quotidien. Mais le mémorial vise la parousie, autrement dit l'eucharistie annonce et prépare le royaume de Dieu; "la temporalisation par le futur détermine tout". De sorte que par une heureuse coincidence, la temporalité christique rejoint la conception heideggérienne du temps. (249 n).

Tout cela est bel et bon. On se demande seulement si, avec le rejet de l'être, on n'a pas évacué le sens vraiment premier de la présence du Christ. Car ce sens est manifestement ontologique, ou ontique, ou métaphysique, comme on voudra dire: le Christ est là. Si non, tout croule. Si oui, on trouve alors les autres aspects: le don d'en haut, le mémorial, référence au passé, et l'eschatologie référence au futur. Mais c'est là une temporalité que l'auteur appelle aristotélicienne ou vulgaire, qui détermine le passé et l'avenir à partir du présent.

Le dernier chapitre nous replonge en pleine obscurité. Il a pour titre la dernière rigueur et traite de la confession de foi. Dans les méandres de la pensée nous retiendrons trois points.

D'abord que la foi est la logique de la charité, ce qui signifie qu'elle s'y enracine et qu'elle y conduit. "La charité seule produit la logique dont use la foi, à l'encontre de toute autre logique, formelle ou ce qu'on voudra" (260).

Que la foi, pour être vive, doive s'enraciner dans la charité, c'est certain. Mais il est très important de garder la distinction des trois vertus théologales, foi, espérance et charité. Car si la foi ne pouvait subsister sans la charité, la conversion du pécheur deviendrait impossible. Un péché mortel l'a privé de la charité. S'il garde la foi, celle-ci servira de base à son mouvement de conversion: il se saura pécheur et pourra se repentir. S'il perd la foi en même temps que la charité, alors vraiment tout est perdu.

En quoi consiste la logique de la charité ? En ceci que l'énoncé de foi ne prend pas forme de proposition prédicative. Si on résume cet énoncé en l'affirmation: "Jésus est Seigneur", on doit mettre entre crochets le verbe "Jésus (est) Seigneur". Car le langage de la foi est une "métalangue" où les deux termes "Jésus" et "Seigneur" passent réciproquement l'un dans l'autre. Entre les deux termes, il y a plus qu'un rapport d'inhérence du prédicat au sujet, "le prédicat trouve dans le sujet plus qu'un substrat inerte auquel l'attacherait une copule" (267).

Voilà une curieuse conception de la proposition, une conception fort étroite. Le sujet est-il toujours un substrat inerte ? Si l'on dit: "je suis joyeux", ou "Pierre est grand", le sujet est un individu vivant. Quant à la copule elle exprime toujours une identité réelle entre deux concepts distincts; mais l'identité peut être plus ou moins complète. Pour que l'identité soit parfaite, point n'est besoin d'une proposition identique comme "Dieu est Dieu". La proposition "Dieu est acte pur" est dans le même cas, ou "Jésus est le Verbe incarné".

De plus le verbe n'a pas seulement un sens copulatif, il exprime l'affirmation qui constitue le jugement. C'est pourquoi il ne saurait être exclu de l'acte de foi. La foi en Jésus Seigneur ne peut faire l'économie du verbe être; loin d'être mis entre crochets, il devrait être souligné: "Jésus est Seigneur". Mais évidemment une théologie qui évacue l'être ne saurait s'y abaisser.

Reste enfin à examiner la validité de la confession de foi. Celle-ci ne tient sa valeur que de celui qui parle. Il faut donc déplacer l'accent de l'énoncé à l'énonciateur. Mais qu'est-ce qui autorise l'énonciateur à énoncer "Jésus (est) Seigneur"? Rien d'autre que la charité qui l'unit au Christ, car le Christ seul, mort en Croix ou il joue sa Seigneurie, peut valider l'énoncer le concernant. Pour que la confession de foi obéisse à la logique de l'amour, "il faut qu'elle ne prétende pas se fonder sur une assurance certaine; seul Jésus peut nous confirmer qu'il est Seigneur et que nous le confessons droitement" (273). C'est pourquoi le martyre, qui est l'homme le plus conforme au Christ en Croix, est celui qui peut le mieux "entrer dans le lieu ou la confession de foi devient absolument correcte" (276).

Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans ce chapitre sur la foi, c'est que les mots de "verité" et de "certitude" n'y figurent pas. Mais on aurait tort de s'en étonner car l'ouvrage est tout à fait cohérent.

En effet, il n'y a verité, ou erreur, que dans le jugement, c'est-ce qui fait l'attrait du scepticisme pour les esprits plus soucieux d'éviter l'erreur que de connaître la verité: tant qu'on n'affirme rien, on ne risque pas de se tromper. Le jugement, à son tour, est un acte d'intelligence, et il est vrai quand il est conforme à ce qui est. Ainsi puisque la vérité est la conformité de l'intelligence à l'être, dans une théologie qui évacue l'être et l'intelligence la foi ne peut plus avoir aucune prétention à la vérité.

Du même coup elle ne comporte plus de certitude, car celle-ci est l'état d'un esprit qui affirme sans crainte de se tromper. La certitude de la foi n'est pas fondée, certes, sur une évidence ni sur une démonstration, mais, ce qui vaut beaucoup mieux sur la Révélation, sur l'autorité de Dieu qui, étant la vérité même, ne peut ni se tromper ni nous tromper.

Avec beaucoup de regret, donc, nous dirons fermement que la nouvelle théologie, inspirée par HEIDEGGER, pervertit la conception catholique de la foi.

6. Il ne sera peut-être pas mauvais de commencer notre conclusion par quelques citations de HEIDEGGER.

"Il serait convenable que vous ajourniez provisoirement la lecture de NIETZSCHE et que vous étudiez pendant dix ou quinze ans ARISTOTE". (Qu'appelle-t-on penser, p. 116).

"La Physique d'ARISTOTE est le livre de fond de la philosophie occidentale" (Questions, II, p.183).

"Le premier chapitre du premier livre de la Physique d'ARISTOTE... Ce court chapitre est l'introduction classique à la philosophie. Encore aujourd'hui il rend superflues des bibliothèques entières d'ouvrages philosophiques. Qui a compris ce chapitre peut se risquer à faire les premiers pas sur le chemin de la pensée". (le principe de raison p. 153).

Comme nous ne visons pas ici directement la philosophie mais la théologie, nous subtituerons sans scrupules le nom de SAINT THOMAS à celui d'ARISTOTE, et nous dirons: si vous voulez faire oeuvre utile en théologie, commencez par étudier pendant dix ou quinze ans la Somme théologique et la Somme contre les gentils. Ce disant nous nous faisons l'écho d'une foule de Papes qui va de Jean XXII a Jean-Paul II, et spécialement l'écho des Encycliques Aeterni Patris et Studiorum ducem. Comme la théologie est oeuvre d'Eglise, les théologiens ne peuvent s'affranchir facilement du poids de si nombreuses et si hautes autorités; elles ne restraignent leur liberté de penser que pour les guider sur le chemin de leurs recherches vers la vérité.

L'ouvrage de MARION est centré sur la charité. Il prend à part, en quelque sorte, le mot de Saint Jean "Dieu est charité (I Jean 4, 8 et 4, 16), et il construit tout son système théologique autour de ce concept. Nous ne dirons rien qui aille contre l'Ecriture, cela va de soi. Nous voudrions seulement souligner que la charité n'est pas la seule définition chrétienne de Dieu et que, séparée de la lumière, qui est une autre définition de Dieu, elle peut entraîner des catastrophes.

"Dieu est lumière et il n'y a pas en lui de ténèbres" (I Jean, 1, 5). Aussi le Christ est nommé lumière, "la vraie lumière", puisqu'il est le Verbe de Dieu (Jean, I, 4) et il se dit lui-même lumière:  "Je suis la Lumière du monde" (Jean 8, 12). A la lumière doit être jointe la vérité qui en est soit le principe, soit la conséquence "Je suis la Voie, la Vérité, la Vie" (Jean, 14, ó). "Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage a la vérité" (Jean, 18, 37).

Est-ce à dire qu'on peut constituer une théologie sur le seul concept de lumière comme MARION le fait sur celui de charité ? Certes non. On peut très bien consacrer une étude à un point particulier de la théologie, on ne peut même faire autrement puisqu'on ne peut pas tout dire à la fois. Mais à une condition: ne pas séparer le point envisagé de tous les autres et garder à l'horizon l'ensemble de la Révélation. Ainsi dans le cas présent, prendre la définition de Dieu comme Amour en passant sous silence qu'il est Lumière est aussi fautif que le serait de prendre la définition de Dieu comme Lumière en passant sous silence qu'il est Amour.

D'une façon plus générale, la théologie doit prendre en compte toute la Révélation, pour essayer de la comprendre autant que cela est possible. Car la théologie, selon le mot de Saint Anselme, est la foi cherchant l'intelligence, fides quaerens intellectum. Certes la charité, la prière et la contemplation, et même si Dieu le juge bon, l'expérience mystique, sont comme l'âme de la théologie. Mais elles ne la constituent pas. Son fondement est la foi et son instrument la raison. Elle utilise dans sa quête toutes les ressources de la raison, donc aussi la philosophie qui devient sa servante. Mais nous doutons fort que la philosophie de HEIDEGGER soit un bon instrument puisqu'elle conduit à choisir un thème dans l'ensemble de la Révélation et oblige même à mettre entre crochets un mot-clé du texte sacré: "Jésus (est) Seigneur".

Maintenant, quels sont les inconvénients qui résultent de la séparation entre la charité et la lumière ? D'abord le mystère de la Sainte Trinité s'en trouve bouleversé, du moins si l'on suit la logique jusqu'au bout, — ce que MARION ne fait pas, hâtons nous de le dire. En Dieu l'Amour est une personne, l'Esprit-Saint. La lumière est une autre personne, le Verbe. Que le Saint Esprit soit engendré par le Père et le Fils, cela signifie que l'Amour est engendré par la Lumière. Si non, le filioque doit disparaître du Credo. Et pour assurer la préèminence de la charité, peut-être même faudrait-il aller jusqu'à soutenir que le Verbe est engendré par l'Esprit. La Théologie appelle donc, au moins implicitement, une refonte assez radicale du dogme catholique.

En second lieu, le Christ cesse d'être un Maître qui enseigne la vérité. L'idée affleure dans une parenthèse: "... les Psaumes ou les Evangiles (dont bien des commentateurs semblent parfois omettre qu'ils se destinèrent toujours à la prière)". Pour les Psaumes, oui, c'est évident, ils sont des prières et sont incorporés par l'Eglise à ce titre dans l'Office divin. Pour les Evangiles, non, c'est le contraire qui est évident. Ils visent d'abord l'instruction des fidèles, ils rapportent ce que le Christ a dit et a fait. Or ce que le Christ a dit, ce sont des vérités. "En vérité, en vérité, je vous le dis..." Des vérités sur lui-même, son Père et son Esprit, sur la vie éternelle et sur les moyens d'y parvenir. On peut appeler prière si l'on veut l'ensemble de la vie d'un disciple du Christ, mais ce serait abuser du mot. La seule prière que le Christ ait enseignée à ses disciples est le Notre Père.

Enfin si l'on considère la vie du chrétien, l'inconvénient de séparer la charité de la lumière est celui-ci. Par charité, c'est-à-dire avec les meilleures intentions du monde, on risque fort d'adopter des positions doctrinales qui ne s'accordent pas avec l'enseignement et la pratique du Christ, qui sont fausses purement et simplement. Mais on les adopte parce qu'elles semblent mieux servir l'action, favoriser son efficacité. Alors que la marche normale est inverse. Avant tout la lumière, c'est-à-dire la foi et la raison, la doctrine des Papes et de l'Eglise. Car c'est elle qui détermine l'action à son but et aux moyens d'y parvenir. Peu de choses au monde sont aussi dangereuses qu'une charité qui n'est pas éclairée par l'intelligence et la foi.

 

                                                                                                                  R.V. (1986)

 

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