DIDEROT, Denis

Lettres a Sophie Volland

ETAT DE LA CORRESPONDANCE

La principale difficulté d'une étude détaillée des Lettres à Sophie Volland vient de ce que nous avons affaire à un ensemble dispersé et lacunaire. Les 120 lettres qui composent l'édition Folio représentent une sélection parmi les 187 lettres connues; mais celles-ci ne forment qu'un tiers de la correspondance réelle, car nous savons, grâce aux numéros d'ordre placés par les amants en tête de leurs lettres, qu'il y eut au total 553 lettres échangées. Je signale d'emblée les principales lacunes de la correspondance connue; il nous manque:

        — toutes les lettres de Sophie

        — les 134 lettres qui précèdent la lettre du 10 mai 1759

        — toutes les lettres des années 1763 et 1764

        — une partie des lettres de 1761, 1766, 1767

        — la plupart des lettres et billets échangés à partir du moment où Sophie s'installe à Paris en 1772, car la liaison a duré jusqu'à la fin de leur vie.

On peut considérer que nous avons la plupart des lettres de Diderot pour les années 1759-1762 et 1765. Pour ces années-là, l'édition Folio fournit environ les 3/4 des lettres connues. Elle en donne rarement le texte entier: il faudra donc veiller aux points de suspension en début, en fin de lettre et en début d'alinéa: ils signalent des coupures ( voir la préface de J.V., p.35).

Le tableau qui suit donnera une vue d'ensemble de la répartition chronologique des lettres, en relation avec les principaux événements qui jalonnent la vie de Diderot. On lira, de gauche à droite: 1) la chronologie des événements et publications; 2) le nombre de lettres publiées dans l'édition complète (G. Roth, éd. de Minuit) et dans Folio; 3) la durée de la séparation annuelle des amants.


 

TABLEAU CHRONOLOGIQUE DE 1759 A 1769:

                                                         séparations

1755? Rencontre de D. et de S.       134 lettres perdues

1759  8 mars: suppression du priv.                           juil.59

              de l'Encyclopédie

      3 mai: mort du père de D.             28 lettres/

      25 juil.-16 août: voyage à            24 dans Folio

                        Langres

      nov.: éd du Salon de 1759                           nov.1759?

1760  févr-mai: début de la Religieuse

      2 mai: Les Philosophes de Palissot    31 lettres/    oût 1760

      3 sept.:Tancrède de Voltaire          24 dans Folio  déc.1760

1761  18 févr.:repr.du Père de famille                    juin 1761

      été?: début du Neveu de Rameau        9 lettres/

      août-sept.: rédaction du Salon        6 dans Folio

                     de 1761                               déc.1761

1762  janv.:ler vol.des Planches

      juil.: campagne en faveur de Calas                    juin 1762

      6 août: condamnation des Jésuites     34 lettres/

      déc.: Grimm en Allemagne; Diderot     24 dans Folio

            rédige la Corr.littéraire                     déc.1762?

1763  10 févr.:fin de la Guerre de Sept Ans

      5 oct.: départ de Malesherbes

      sept.—déc.: Lettre sur le commerce

                  de la librairie            0 lettre           ?

      oct.: Salon de 1763

1764  juin: censure de l'Enc. par Le Breton

      12 nov.: lettre de D. à Le Breton      0 lettre             ?

1765  sept.: D. achève l'Enc.                             juin 1765

      sept.: prospectus du tome VIII des

               P'lanches                     25 lettres/

      sept.: Catherine II achète la          20 dans Folio

               bibliothèque de D.

      dec.: publication des 10 derniers

              vol.de l'Enc.;Salon de 1765

1766  28 févr.: exécution de La Barre        9 lettres/

      Correspondance avec Falconet           6 dans Folio  mars 1766?

1767  sept.: Salon de 1767                   10 lettres/

1768  sept.: Regrets sur ma vieille          5 dans Folio

             robe de chambre                 15 lettres/

1769  août: Rêve de d'Alembert.              9 dans Folio

            Salon de 1769                    13 lettres/

                                             1 dans Folio


 

C'est, comme on sait, en mai 1759 que Mme Volland s'efforce d'éloigner sa fille de Diderot. Le séjour habituel à Isle pendant les vacances aura désormais tendance à se prolonger de juin ou juillet jusqu'à décembre, parfois plus longtemps encore, par exemple au cours de l'hiver 1765-1766. C'est pourquoi l'essentiel de la correspondance est daté du 2ème semestre de chaque année. Durant l'été et l'automne, Diderot est parfois en vacances dans les environs de Paris (au Grandval chez d'Holbach, à la Chevrette chez Mme d'Epinay, etc.), puis, de plus en plus souvent, à Paris, rue Taranne; car les années 1759-1765, extrêmement laborieuses, sont consacrées à l'achèvement de l'Encyclopédie. Durant l'automne, Diderot rédige également le Salon de l'année.

A ce tableau, je joins une table thématique. Chacun doit se composer sa propre anthologie et être capable de situer en leur temps les lettres les plus représentatives de la correspondance. La table que je donne est certainement affaire de goût; elle attirera néanmoins l'attention sur un certain nombre de lettres mémorables.

On ne concluera pas, à partir de ce tableau, qu'on peut connaître la correspondance à partir d'une cinquantaine de lettres; mais il est important d'avoir en tête l'évolution de cette relation épistolaire, avec un certain nombre de jalons chronologiques et de lettres mémorables. Dans la préparation de la dissertation, il est également indispensable d'avoir en mémoire un certain nombre de lettres exemplaires que l'on aura analysées soigneusement, et qui fourniront des exemples précis. Il est en effet difficile de garder en mémoire un ensemble par nature discontinu et aussi varié. Pour assurer une préparation complète et approfondie, il sera donc indispensable d'étudier en détail une cinquantaine de lettres exemplaires; on les trouvera en bonne partie dans la table ci-jointe, mais aussi dans la liste des textes proposés en explication. De chacune de ces lettres, on pourra tirer un certain nombre de thèmes à développer. Nous en donnerons quelques exemples par la suite.

TABLE THEMATIQUE:

1759   10 mai: à Marly(40)

        2 juin: sur la Lettre à d'Alembert(44)

       15 juil.: la mort du père(49)

       31 juil: à Langres(54)

        3 août: paysage(58)

       10 août: la tête des Langrois(64) petit château(68).

       18 août: les vordes(72) 18 août: l'Enc.(75-76)

        1 oct.: au Grandval...

        8 oct.: retour de Grimm(85)

       15 oct.: paradoxe de la mort(90)

1760   31 août: l'absence,l"arrangement"(105)

       15 sept.: fête à la Chevrette(113).

        7 oct.: le carrosse versé(125)

       18 oct.:l'enthousiasme de la vertu(135).

       20 oct.: les rires du Crandval(139)

       26 oct.: dialogue avec Sophie(147).

       28 oct.:la tempête(148)

        3 nov.: tableau de genre(153) Iphigénie(154).

1761   12 sept.: l'âme flétrie(168)

       28 sept.: Lovelace(171)

        2 oct.: l'Enc., les ennuis(176),

       12 octobre: l'anniversaire(177).

1762   14 juil.: "histoire fidèle de la vie"(184) enthousiasme de l'amour(187)

       18 juil.: cas de conscience(191)

       29 juil.: l'aversion pour la débauche, 31 juil.:

                cas de conscience, 15 aout: beaux vieillards(207).

       19 août: Diogène(210)

       22 août: l'incendie(212)

       14 oct.:les souleurs(228)

       17 oct.: les fermiers de Maison(231)

       24 oct.: la petite folle(235).

                     --------(lacune)-------

1765   15 mai: anticipation de l'amour(251)

        5 juin: indigestion(254)

       21 juillet: bonheur et malheur(259)

       28 juil.: retour de tendresse(264)

       20 sept.: l'amour et le mariage(273,275)

       19 nov.: le cymbalum(279)

1766   18 janv.: la chère soeur(293)

       14 févr.: la maladie(298)

      2/3 mars: la lettre "pour vous seule"(305)

1767    9 sept.: un "beau roman"(316)

       24 sept.:mystique de l'amour(322)

        4 oct.: le petit monde du Grandval(325)

1768    1 oct.: les fermiers-généraux(242)

       22 nov.: D. et sa fille(351)

1769   30 juin: "Tout passe"(357)

N.B.: on notera que le caractère saisonnier et semestriel de la correspondance autorise un classement pas années. c'est le seul plan général auquel on puisse d'ailleurs se tenir.

LE COMMERCE EPISTOLAIRE

Dans un second temps de la préparation, on s'interrogera sur la nature de l'échange épistolaire: ses conditions matérielles, la typologie des lettres, la transformation de la lettre d'amour en épître ou en journal personnel. Voici tout d'abord les principaux passages dans lesquels se définit l'échange (le chiffre renvoie, comme toujours, à la page de l'édition Folio):

 31 août 1760: l'échange devient "commerce","arrangement" précis (109)

    sept.: D. rédige un "journal"(109)

    oct.: mais l'acheminement fait difficulté (111,133,143)

    oct.: longues lettres, marivaudage, histoire du coeur (143-144)

    nov.: D. écrit parfois aussi pour Uranie (Mme Legendre)(158-159)

 12 oct.1761: journal par "articles"(177);

        D.s'installe dans l'absence(182)

 14 juil.1762:"histoire fidèle de la vie"(184), choses "folles"(185);

       "je cause en vous écrivant"(188); désormais, les lettres sont

        lues par la famille Volland (189,206,211)

    sept.: les "alternatives" du sentiment (216)

    sept.: D. écrit le jeudi et le dimanche, S. une fois par semaine (217)

    oct.: six mois de séparation par an(225), plan de vie(227)

    nov.: le jeudi et le dimanche en cas d'absence "éternelle"(244)

    nov.: précautions à prendre dans le "commerce de lettres"(248)

 18 juil.1765: "J'ai voulu vivre sous vos yeux"(256)

    juil.: toutes les lettres sont numérotées(260-261)

 18 janv.1766: ralentissement de l'échange?(292)

    févr.: D. écrit aussi pour Uranie(301), sauf exception(305)

    mars: comment on lit les lettres(307)

 24 sept.1767: pour une fois, S. écrit une longue lettre(320);

        raffinements de l'amour platonique (322)

 28 août 1768: ralentissement de l'échange? (passages cités par J.V.(339)

    oct.: cruelle attente et fausses conjectures (348)

    oct.: "voilà mes quatre pages remplies"(350)

Les lettres peuvent être acheminées par la poste normale, une fois par semaine, ou par le courrier des gabelles (c'est-à-dire l'administration des impôts indirects, dans laquelle Diderot compte plusieurs amis) deux fois par semaine: le jeudi et le dimanche en direction d'Isle. Sophie ne peut écrire rue Taranne, au domicile de Diderot; elle adresse ses lettres soit à Grimm, quai des Miramionnes, soit à Damilaville, rue Neuve du Luxembourg. Quand D. est au Grandval, Crimm réexpédie les lettres de S. à Charenton, où vient les chercher un valet du baron d'Holbach. Ces détails matériels sont mentionnés à plusieurs reprises: p.56,89,93,217-218,227.

L'histoire interne de cette correspondance met en lumière un passage de la lettre amoureuse au "commerce réglé":

1) Quand les amants sont à Paris, on trouve peu de longues lettres, mais plutôt de courts billets entre deux rendez-vous; voir en 1759, p.47,48,49,51; pour 1760, p.102,103; pour 1762, p.183; pour 1765, p.250-254. On peut imaginer qu'entre 1755 et mai 1759, la correspondance était surtout composée de ces courts billets.

2) A partir du moment où les amants doivent envisager de longues séparations, les longues lettres se multiplient, et ce sont celles-là qui, visiblement, ont été gardées par la famille en raison de leur valeur informative ou littéraire, et de leur caractère moins privé. L'échange est tout de suite très dense au moment du voyage à Langres (25,27,31 juil.; 3,5,11,14,16,18 août) ou du premier séjour au Grandval (9 lettres en oct.1759); on est alors au fort de la relation amoureuse.

3) A partir d'août 1760, D. propose à S. une sorte de pacte épistolaire pour conjurer l'absence; la lettre devient épître, journal, histoire du coeur. Nouveau seuil en juil.—août 1762: désormais, S. lit les lettres de D. en famille; la correspondance devient chronique bi-hebdomadaire.

4) A partir de 1766, il arrive souvent à D. d'écrire a la fois en son nom et au nom d'Uranie, installée à Paris; la correspondance est devenue intra-familiale, comme dans un roman de Richardson. Mais il est evident aussi qu'à partir de cette date, le rythme de l'échange s'est ralenti.

Aussi personnelle et spontanée qu'elle soit, la correspondance amoureuse appartient à une tradition, à un genre. Si la lettre passionnée domine à la fin du XVIIe siècle (Lettres d'une religieuse portugaise, 1669; Lettres de la Présidente Ferrand, 1691), l'épître — dont le modèle se trouve dans les lettres d'Héloíse et d'Abélard (12ème siècle), fort connues de D.(88)— domine dans la deuxième moitié du 18ème siècle, avec les Lettres d'une Péruvienne (1747), les romans épistolaires de Richardson (trad. de Pamela en 1742, de Clarisse Harlowe en 1751-1752) et surtout la Nouvelle Héloíse (1761). Sur cette tradition de la lettre d'amour, voir l'introduction d'I.Landy en tête de l'édition GF des Lettres portugaises, Lettres péruviennes (1983), et le chapitre de L.Versini dans La clos et la tradition (Klincksieck,1968,p.231 et suiv.).

Le journal épistolaire appartient lui-même à un genre fort prisé au 18e siècle, celui des "nouvelles à la main". Les nobles de province aimaient entretenir avec un lettré parisien un commerce régulier de nouvelles; ces lettres d'informations officieuses étaient lues, dès leur arrivée, dans un cercle d'amis, de voisins. Or à l'époque des lettres à S.V., Diderot collabore fréquemment à la Correspondance littéraire de Grimm, recueil de nouvelles manuscrites destinées aux grands princes de l'Europe. Les Salons eux-mêmes sont rédigés dans le style de lettres à un ami lecteur, et leur style rappellera plus d'une fois celui des lettres à S.V. Meme s'il a pu regretter que ses lettres deviennent, par le fait de S., un journal d'anecdotes (106), D. obéit, dans le genre de la chronique, à une vocation trés personnelle de journaliste.

Sans doute les lettres de D. sont-elles presque toujours lettres amoureuses et informatives à la fois. On doit pourtant, dans l'explication, tenir compte d'une grande différence entre le message d'amour et l'épître de nouvelles. Dans les billets et les lettres brèves, on notera l'expression de l'amour présent, des "mouvements", un style lyrique d'oraisons amoureuses (phrase brève, exclamations, questions), une sorte de fétichisme du billet (espece sous laquelle on communie, que l'on touche de ses lèvres), et d'infinies variations sur le verbe "aimer".

L'épître selon Diderot obéit à une formule très originale. Elle est souvent démesurée (jusqu'à 20 p. dans l'édition complète), elle coincide avec le présent de l'improvisation: D. vit sous les yeux de S., il rétablit une présence interdite, il raconte, il rêve, il soupire; et jamais l'information ne se comprend sans un dialogue avec S. L'on aura intérêt à réfléchir à ce beau passage de la lettre du 26 octobre 1760 (144):

        "Et ce volume d'écriture qu'on aura recu et lu avec

        tant de plaisir, que contiendra-t-il?   Des riens.

        Mais ces riens mis bout à bout forment de toutes les

        histoires la plus importante, celle de l'ami de notre

        coeur".

Le problème posé par chaque épître de D. est celui de cet ordre secret (cet "ordre sourd" dont il parle à propos de ses dialogues) qui superpose la chronique anecdotique et la rêverie la plus personnelle. Chaque épître (et l'on devra souvent recourir, pour les plus longues, à l'édition Roth) suit ainsi un plan qui lui est propre: D. est tour à tour poète, philosophe et amant (40); il fait alterner la chronologie d'une journée et le commentaire personnel; il procède par articles, du plus général au plus particulier (177); il se guide sur les alinéas de la lettre de S. (240), ou répond méthodiquement à ses objections (171-176, 154-160); il fait alterner "choses folles" et "choses sérieuses" (185); il revient malgré lui à ses thèmes favoris, la vie, la vertu, l'amour (42:"Nous nous entretîmes d'art..." etc.); il cherche à rétablir la logique de ses associations d'idées (voir la lettre du 20 oct. 1760 dans Roth, III, 164-182, très importante).

Ce journal personnel n'est pourtant pas journal intime; D. aime marivauder (143) et développer le "registre exact de toutes les pensées de son esprit, de tous les mouvements de son coeur"(184), mais ne peut se résoudre à la sincérité totale, projet qui effrayerait S. et surtout Uranie (et Mme Volland!)(184). Il recule donc devant une tentative qui est précisément celle de Rousseau au même moment (Lettres à M. de Malesherbes, janv.1762). D. et Rousseau pensent également à une confession (comparer L.S.V, 5 août 1762, Roth,IV 87-88 et l'ébauche des Confessions de 1764, éd. de la Pléiade, 1153, sur le theme de la confession du dévot, ou de la dévote chez R.). D. conçoit, comme Rousseau, de donner son portrait au jour le jour et selon mille "facettes", il peut se flatter d'une sincérité totale (87), mais jamais il ne se met en cause lui-même.

Je résume donc les principes qui peuvent nous guider dans l'étude de ce texte multiple et complexe:

Une chronologie de la correspondance et une anthologie des lettres exemplaires peuvent nous donner une vue globale des lettres de D. à S.V.

On en tirera surtout une vue de l'évolution de cette correspondance et des diverses formes qui l'inspirent: lettre amoureuse, journal personnel et parfois chronique de nouvelles, mais sans jamais séparer le côté affectif et le côté informatif de ces lettres.

On partira de l'étude détaillée des lettres exemplaires pour faire un relevé des thèmes qui nourrissent la correspondance, car c'est à partir de ces thèmes récurrents qu'on pourra construire une dissertation.

On étudiera surtout, du point de vue de l"'ordre sourd", le plan de quelques longues lettres (au besoin dans Roth, par ex. pour la lettre du 20 oct.1760, III, 164—182), et l'on cherchera à faire apparaitre, sous la successivité des sujets, la continuité de la rêverie de Diderot, le retour à des thèmes essentiels de sa pensée, de son caractère, de son art. Ainsi devrait apparaitre progressivement l'écrivain comme "poète","philosophe" et "amant"(40).

La liste de sujets de leçons et d'explications qui a été fournie en début de préparation proposait un ensemble de thèmes et de lettres exemplaires. Dans les pages qui suivent, on ne prétend pas traiter tous ces sujets, mais donner quelques exemples de méthode.

MELANCOLIE

La mélancolie, parfois même le pessimisme sont l'une des constantes affectives de la correspondance: le bonheur perdu et l'absence interminable en forment le fond. Cette mélancolie a des causes plus générales que G. May a parfaitement décrites dans Quatre visages de Diderot (Boivin, 1951), ch.I:"Diderot pessimiste. La crise de mélancolie des années 1760-1762". Selon G. May, la crise commence au début de 1760, culmine à la fin de 1762 et s'achève en 1765. Elle est surtout liée aux difficultés de l'Encyclopédie, mais aussi à l'absence de Sophie, aux orages domestiques, aux maladies (de S., de D., de Nanette Diderot), aux brouilles qui surviennent au Grandval. On pourrait ajouter que la crise se préparait dès 1757 (affaire de l'art."Genève" de l'Enc., rupture avec Rousseau et difficultés de la Guerre de Sept Ans); elle se manifeste en tout cas au grand jour dans la lettre à Grimm du 1er mai 1759 (Roth, II,111-131): les perquisitions de la police dans les locaux de l'Enc., les soupçons qui se portent sur D. au sujet d'un violent pamphlet anticlérical (Mémoire pour Abraham Chaumeix), le premier "incendie domestique" quand Nanette découvre une lettre de Sophie et surtout l'orage qui éclate quand Mme Volland surprend un rendez-vous des amants (éd.citée,p.125) forment une véritable introduction à notre correspondance. Ajoutons enfin que dans les années 1759-1765, D. doute de son génie, se demande s'il n'a pas négligé son oeuvre personnelle et perdu son temps, s'il n'est pas livré à "la vie la plus découpée, la plus inadvertante, la plus oubliée" (256) — le Neveu de Rameau donne de singuliers aperçus sur cette obsession de la vie ratée. Aussi D. revient-il souvent sur toutes les formes de la mélancolie:

10 mai 1759: la mélancolie douce à Marly (40-41)

31 juil.: indifférence et rêverie (54)

5 août.: rêverie à Langres, la fuite du temps, les ruines (62)

3 nov.: philosophie triste (98-99)

15 sept.1760: poids oppressant (116)

14 oct.: la pluie et l'ennui (132)

26 oct.: le problème du mal (146)

12 sept. 1761: "j'ai l'ame flétrie"(168)

2 oct.: "les ennuis succèdent aux ennuis"(176)

3 oct.1762: philosophie pessimiste (223)

14 oct.: les "souleurs"(228-229)

On trouverait naturellement beaucoup d'autres exemples, d'abord dans l'édition complète (voir le début de la lettre du 28 oct.1760 sur le spleen, III,199), ou à propos de thèmes connexes, comme celui de la fuite du temps, de la mort, de la postérité, mais on peut s'attacher simplement à l'analyse de la mélancolie (sujet de leçon possible).

Selon la définition du terme au 18e siècle, la mélancolie peut renvoyer à trois valeurs distinctes:

1) la mélancolie "noire" ou "atrabilaire", l'hypocondrie, due à l'excès de bile, à la mauvaise "humeur", aux vapeurs noires qui envahissent les vaisseaux et obscurcissent la vision des choses (les idées "noires"). C'est le sens traditionnel depuis Hippocrate: il s'agit ici d'une véritable maladie, d'une dépression grave, due au départ à des causes physiologiques, et qui peut mener à la mort, par léthargie ou par suicide.

2) la mélancolie douce, simple prédisposition à l'isolement, à la rêverie et à la tristesse. Elle est commune chez les artistes, les poètes; elle permet la contemplation de la nature et la création; elle n'est jamais sans plaisir.

3) la philosophie pessimiste: le mot "pessimisme" apparaît en 1759, mais pas chez Diderot; il est lié à la querelle de l'optimisme, dont on suit le développement à travers Candide de Voltaire (1759); mais on pouvait trouver une inspiration pessimiste chez les stoiciens, ou chez les jansénistes (en particulier Pascal). A partir de cette définition, on pourrait construire une leçon sur la mélancolie de D.:

a) il lui arrive de s'interroger sur la mélancolie noire, le spleen, dont le P.Hoop est le vivant exemple; plus généralement, il est porté à attribuer à la mélancolie, à la "philosophie triste" une origine physiologique (immobilité, humidité, mauvaise digestion). Mais il ne considère jamais la maladie comme inexorable et propose au contraire une thérapeutique par le mouvement, l'intérêt pour autrui (cf.p.196).

b) la mélancolie douce est pour lui un élément précieux de la création; la solitude, la nostalgie amoureuse et la présence de la nature favorisent l'inspiration (cf.les Entretiens avec Dorval sur le Fils naturel). C'est l'énergie naturelle qui soutient la création; renforcée par les obstacles, elle favorise le génie; totalement réfrénée, elle mènerait à la dépression ou à la folie, comme on peut le voir dans La Religieuse. A propos de l'énergie et de la mélancolie, voir le beau livre de J.Chouillet: Diderot poète de l'énergie (P.U.F.,1984).

c) Sous le coup de la maladie (indigestions!), de la claustration, de la pluie, D. peut tomber dans une "philosophie triste": dégot et colère l'emportent alors devant la perversité humaine ou le chaos de l'histoire; tout alors lui semble vanité, comme à Uranie (223). Mais il réagit contre cette tentation par le stoícisme ("Je souffre donc et me tais",224), ou par une sorte de manichéisme tempéré, assez différent de celui de Voltaire (qui par la bouche de Martin dans Candide,ch.XX, renforce le principe du mal); cf.L.S.V.,259.

N.B.: le plan d'une leçon doit toujours se tirer du libellé du sujet; il ne peut y avoir par conséquent de plan passe-partout; à plus forte raison quand il s'agit d'un sujet de dissertation. Il s'agissait ici de définir; le plan est construit sur les trois sens fournis par la définition. Un sujet sur "l'expression de la mélancolie" supposerait un autre plan (expression poétique, méditation philosophique, lutte contre la mélancolie...). Un sujet sur le problème du mal entrainerait encore un autre plan (le mal dans l'histoire et la crise de l'Enc., le mal de vivre et l'ennui, le mal moral et les cas de conscience); un sujet sur l'énergie et la mélancolie demanderait encore un autre plan (un couple de forces dans la nature et la société une alternance dans la vie de D., une résolution dans la création, et en particulier dans la création épistolaire).

 

SENTIMENT DE LA NATURE

Voici un second exemple de travail, cete fois-ci a partir d'un seul texte: le récit de la promenade à Marly dans la lettre du 10 mai 1759 (du début juqu'à "presque sans parler",40-41). De ce texte, on essaiera ensuite de tirer quelques thèmes généraux, utilisables dans une dissertation ou une leçon.

La lettre du 10 mai 1759 est la première qui nous ait été conservée; la crise grave annoncée dans la lettre à Grimm du 1er mai 1759 trouve ici ses premières répercussions. Il s'agit d'une promenade (une distraction offerte par d'Holbach à la mélancolie de D.) dans le parc royal de Marly (jardin classique autour du petit chateau de Louis XIV, délaissé par Louis XV et ouvert au public, totalement négligé et ruiné par la suite). Notre texte se déroule en trois temps: description poétique, développement didactique sur les statues, évocation d'une rêverie.

1º) La description d'un jardin et d'un chateau classiques se développe en belles propositions symétriques, soutenues par des rythmes poétiques ("dans les berceaux et les bosquets"= 8 syll.; "arbres qui les dominent et qui forment le fond"= 12 syll.) et des allitérations (berceaux/bosquets, massifs/touffus). Belle stylistique classique et qui aboutit à un décor d'opéra dans le goût de Rameau, mais dans laquelle D. introduit un contraste entre art et nature, architectures françaises et jardin paysager, présence d'un Roi solaire et de génies des ombres.

2º) Le ton change et devient normatif ("il ne faut pas","il faut";"pas davantage" et "point d'autres", avec une forte ponctuation, préservée dans Roth,II,136). C'est ici le critique d'art des Salons qui parle (cf. Oeuvres esthétiques, Classiques Garnier, "Salon de 1769",p.582,615-616). Pourtant, les statues deviennent bientôt des sortes de poètes, de philosophes, d'amants (comme Diderot), avec qui l'on converse (un peu comme dans les parcs de Watteau). Diderot s'identifie à la statue, en quête d'une autre statue; ce colloque silencieux prépare le dialogue muet de Gleychen et de D.

3º) Nouveau changement de ton: sur un rythme de phrases brèves, isolées par des silences et des clausules mystérieuses ("âme mélancolique", "et moi","commun et secret","sans parler"), par une opposition entre la marche résolue du baron et l'errance des poètes, D. suggère un état de rêverie et de complicité des "ames sensibles". Deux amants en deuil communient dans la nostalgie et la contemplation, deux âmes se comprennent "sans se parler" (texte exact dans Roth, II,136). La communion des âmes sensibles, le thème "nous marchions en silence" — qu'on trouve plus tard chez B. Constant ou Chateaubriand — est encore nouveau, et cette sorte de mysticisme de la sensibilité peut étonner ("chose incroyable").

Poète, philosophe et amant, D. nous donne une belle description néo-classique, puis un morceau de critique esthétique et enfin une rêverie sur l'union des âmes sensibles, tout entière adressée à Sophie. Le thème le plus important est sans doute celui du sentiment de la nature, allié à la mélancolie amoureuse. D'altres textes vont dans le même sens: p.49-50 (sur le silence), 58 (sur Blanche-Fontaine et le rêve amoureux), 66 (sur Vignory et l'idylle), 73 (sur les vordes et l'age d'or), 82, 96, 123, 148-149 (sur la tempête), 165 (la ville et la campagne). Ces rêveries dans la nature n'apparaissent que dans les deux premières années de la correspondance: le paysage est lié à l'amour inquiet, au choc de la séparation; après la résignation et l"'arrangement" de 1760, le journal sera plus "renfermé". Une étude du sentiment de la nature dans les L.S.V. pourrait s'ordonner comme suit:

1º) Fonction de la description de paysage dans la correspondance: solitude, nostalgie, mélancolie douce, expression transposée en des lieux symboliques, l'être aimé est partout et nulle part.

2º) D'où une préférence pour les lieux idylliques, hantés de souvenirs littéraires ou artistiques (Tibulle, l'Arcadie, centaures et faunes, paysages à la Poussin); la nature est un refuge.

3º) De façon fugitive apparaissent pourtant de nouvelles notations de lumière, de nuages, de lointains (comme dans la critique d'art de D.), parfois aussi un sentiment "romanesque" (plutôt que préromantique) du site sauvage: profondes forêts, vordes, torrents, tempêtes; la belle nature fait place à un décor mystérieux, en harmonie avec les émotions de l'écrivain.

SOPHIE

Dans chaque lettre de D., l'horizon d'attente reste cette destinataire que nous n'entendrons pas, statue muette. La réalité de Sophie, sur qui s'oriente chaque lettre, ne peut se deviner qu'entre les lignes de D. Un petit livre trés utile de Martine Darmon-Meyer, Lettres et réponses de Diderot à Sophie Volland. Echos personnels, politiques et littéraires (Minard, Archives des Lettres Modernes, 1967, 47 p., résumé d'une thèse non publiée) s'efforce de rétablir ce "profil perdu", on le lira avec profit.

En 1759, Louise-Henriette Volland, dite "Sophie" (par D.?), a 43 ans (elle est née le 27 nov.1716), c'est-à-dire trois ans de moins que D. A la fin de notre anthologie, en 1769, ils ont 53 et 56 ans: ce ne sont pas des enfants! Sophie, condamnée à rester célibataire, du fait de sa liaison avec D., de la volonté de sa mère et sans doute de raisons d'économie familiale, vit très renfermée. Elle n'est pas belle, elle est de santé fragile: "poitrine de chat"(196), tumeur au sein et jambes enflées (106,210), faible et délicate (213), frileuse (290), D. la compare à une brassée de brindilles ("tissu de chénevottes", de chanvre dénudé (171).

Elle a de solides qualités de coeur et d'esprit (209), de caractère aussi. Elle a surtout une vive curiosité intellectuele: elle s'intéresse au roman, à la politique, à l'économie, elle lit le latin (nombreuses citations sans trad. dans le texte de D.); elle se passionne pour Iphigénie (154), pour Clarisse Harlowe (171-173); elle compare une tragédie de Lemierre toute récente au Tancrède de Voltaire et envoie sa dissertation à D.(163). Elle est avide de nouvelles, d'écrits satiriques, d'anecdotes parisiennes (106): Paris lui manque visiblement beaucoup. Elle semble animer le salon des Volland à Isle: elle sait raconter une histoire (215), elle aime briller (106,175); elle écrit bien (24,), même si ces lettres, sauf exception, sont courtes (320). Au dire de tous, elle a "de l'esprit comme un démon"(115), mais D. apprécie en outre sa franchise (115) et sa sensibilité (112).

Elle a sans doute infléchi la correspondance de D. dans le sens de l'épître morale et de la chronique, et D. le lui reproche un peu (106) mais à voir les brefs passages de ses lettres cités par D. (en italique dans le texte), on devine beaucoup de malice, de tendresse, de vivacité et de fermeté; voir p.78,142 (phrase "équivoque" en alexandrin de comédie), 147,154-159, 240-246 (où D. commente à la fois une lettre de Mme Volland et une lettre de Sophie). On peut croire que souvent elle s'ennuie, qu'elle aime s'enfermer dans son "chiostre". Souvent aussi, elle est jalouse et s'efforce à son tour d'éveiller la jalousie de D. Elle est sans doute sensuelle, on peut penser qu'elle a goûté avec D. tous les plaisirs que l'on peut prendre sans risque d'enfant. En son absence, elle trouve des compensations avec sa soeur (voir la préface de J.V., p.18 et suiv.). Tous les sentiments qu'elle éprouve trouvent un écho dans les lettres de D. Par un mimétisme compréhensible, on pressent qu'il s'ennuie quand elle s'ennuie, qu'il raisonne quand elle raisonne, qu'il s'isole quand elle se sent seule (même s'il est, lui, au Grandval). Si l'on ne peut manquer de chercher, à travers ces lettres, un "Diderot par lui-même", n'oublions pas qu'il s'agira toujours d'un "Diderot pour Sophie".

N.B. Le bref portrait que je viens de donner ici est essentiellement informatif. Il y aura certainement un ou plusieurs sujets de leçons sur Sophie Volland ("Le portrait de Sophie V. d'après D.", ou "Le personnage de Sophie dans les L.S.V."); mais il est peu probable qu'on attende du candidat un portrait psychologique de Sophie. Il s'agit avant tout du texte de D., de ce qu'on y découvre au fil de la phrase, sur son amour pour Sophie, sur la façon dont il la voit, dont il lui parle. Nous ne parlons jamais que d'un texte, auquel il faut savoir recourir en toute occasion. La vérité vraie, nous l'ignorons!

LE TU ET LE VOUS

Comme exemple de cette présence de Sophie dans le texte, on pourra relever toutes les formules par lesquelles D. nomme Sophie, s'adresse directement à elle, parfois au début, souvent en cours de lettre et surtout dans la formule finale. Autant de façons, extrêmement variées, d'invoquer l'être aimé et de souligner l'intonation de la lettre, de chaque moment de la lettre. Ainsi, dans la lettre du 2 septembre 1760, on notera l'entrée en matière brusque et inquiète (107); "Non, chère amie", assez tiède encore, vient avec l'apaisement (108); nouveau moment d'irritation et coup de frein avec "Ma bonne amie, laissons cela", puis "Non, chère amie"; et soudain, dans les dernières lignes, une sorte de redécouverte de l'amour, avec "Adieu, ma tendre amie","ma Sophie", "Chère amie", et le tutoiement inattendu, qui rééquilibre toute la lettre.

Chaque invocation prend son sens du contexte, mais on peut tenter de classer les appellations les plus fréquentes:

1) Le lien amoureux, exclusif, passionné est signifié souvent par le possessif et l'adjectif "tendre". Sous la forme la plus ramassée et la plus forte, on trouve ma Sophie.

Cf.48, 54, 56, 135 et sa Sophie (151). Le sens est explicité dans:

"Je veux être aimé de ma Sophie; je veux être aimé de mon Grimm"(53) qui nomment l'amie unique et l'ami unique, dans une trinité parfaite. On trouve plus de vingt fois cette formulation dans la seule année 1759. Le "tendre" est naturellement associé à la relation amoureuse: ma tendre et bonne amie, ma bonne et tendre amie, ma tendre amie et une seule fois, ma tendre et solide amie (44). Presque toujours, l'expression vient après le premier mot, ce qui en renforce l'effet, comme si la lettre continuait une très longue et intime conversation: "Adieu, chère et tendre amie"(151) "Oui, tendre amie"(251),"Bonjour, ma tendre amie"(181), "Demain, bonne et tendre amie"(253).

2) La relation perpétuée, fidèle, régulière est exprimée par le mot amie, qui reste très fort, surtout avec le possessif dans mon amie. L'expresion est parfois associé au môt âme:

        "Eh bien, mon amie, qu'en dîtes-vous?" suivi de:

        "Je vous embrasse de toute mon âme"(194).

        "Adieu, mon amie; adieu, mon âme, ma vie et tout

        ce qui m'est cher" (278).

Chère amie reste assez conventionnel (167), alors que bonne amie (302) et ma mie (107) sont très doux.

3) A partir du moment ou les lettres de D. sont lues dans le cercle des Volland, on voit apparaître une sorte de relation familiale ou collective, qui s'exprime par les pluriels: mes amies, mes bonnes amies (177), mes vraies amies, mes tendres amies. Mais il arrive à D. de ressentir ce qu'il y a d'impersonnel et de convenu dans ces formules:

        "Adieu mes amies. Voilà une bien mauvaise lettre. Bien

        froide. Pas un petit mot ni d'amitié, ni d'amour. Cela

        est bien mal"(171)."Adieu, mes amies, portez-vous bien.

        (...) Adieu, encore une fois. Je ne sais plus quel mot

        doux vous dire, ni quelle caresse vous offrir" (234) —

        on relèvera ici l'équivalence mot doux/caresse.

4) A côté de ces formules habituelles, on notera des expressions tout à fait exceptionnelles, qui signalent le mouvement de passion soudaine:

Mouvement d'amour trés fort: "Adieu, chère femme"(81), qui traduit le lien quasiment conjugal.

Mouvement de jalousie: "Madame, ménagez un peu sa santé"(115)...

"Mademoiselle Volland" intervient à plusieurs reprises, parfois dans un sens amical et taquin:

"Ah, Mademoiselle Volland, ces petites menottes..."(302)

"Mademoiselle Volland, c'est comme le premier jour..."(318)

A partir de 1766, la même appellation traduira la distance et le reproche: "Mademoiselle Volland, vous n'écrivez point"(342).

"Mademoiselle Volland, je ne vous aime plus..."(344)— pour effrayer!

"Je vous dirais, Mademoiselle Volland, que cette négligence me surprend..."(356), explicité par la suite : "Si c'est l'intention de Mademoiselle Volland de rompre..."(357)

A ces mots doux, à ces petits noms (hypocoristiques) qui parsèment les lettres de D., il faut ajouter le tutoiement qui, rarement (une douzaine de fois), mais avec une vive éloquence, rappelle le lien profond qui unit les amants, au moins jusqu'en 1765. Rappelons qu'à l'époque classique, le tu n'apparaît guère dans la littérature romanesque (jamais dans Crébillon, Prévost, Marivaux), qu'il signale dans la tragédie d'exceptionnels moments de passion, et qu'il appartient, dans la comédie, aux milieux bourgeois et populaires. Il relève avant tout de l'usage privé.

Quelques exemples remarquables dans les L.S.V.:

      31 août 1760: "Ma mie (...) Si je pouvais t'assoupir..."(107)

      2 sept.1760:"Je te baise partout..."(110)

      5 sept.1762:"Le temps qui dépare les autres, t'embellit"(217).

      18 juil.1765:"tout ce qui tient à ton repos..."(256)

      21 juil.1765: le "petit asile" (260)

      28 juil.1765:"Plus je t'ai vue, et plus je t'ai aimée"(264)

      1er août 1765:"... Si je te voyais d'ici"(265)

      18 janvier 1766:"... celui que ton coeur désire, t'apparaîtra"(292).

      24 septembre 1767:"Tendre amie, je t'en prie, ne me gronde donc

                         plus" ... "seul avec toi"(320).

Ces moments de tutoiement, parce qu'ils sont rares et intenses, comptent parmi les plus beaux de la correspondance. Le tutoiement exprime d'abord un espoir, puis un rêve de possession complète; il met en jeu le regard, la beauté de l'être aimé, sa présence corporelle. Il est fréquent au début de la relation amoureuse, mais surtout au réveil de passion de l'été 1765, qui suit les moments passés ensemble à Paris (cf.p.251,253, et le bilet du 31 mai,p.254). La séparation une fois venue, D. se transporte en pensée auprès de Sophie, et le tutoiement exprime une sorte d'incantation, qui devient imploration en 1766. A partir de cette année-là, Sophie ne surgira plus dans la correspondance comme une apparition; D. ne sera plus transporté en dehors de lui-même, et les instants miraculeux de tutoiement disparaissent.

 

                                                                                                                 N.N. (1987)

 

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