CÉLINE Louis-Ferdinand

Mort à crédit (1936)

1. Résumé (d'après celui de l'édition de la Pléiade).

Ferdinand, médecin et écrivain dans la banlieue parisienne, malade depuis la Guerre, a réussi à trouver un emploi à la fondation Linuty. Il est liée à Mireille, la fille de Madame Vitruve qui dactylographie ses textes. Il a le projet de mener à bien une œuvre sur un sujet médiéval. Un accès de délire le prend au cours d'une sortie au Bois de Boulogne qui a dégénéré en bagarre avec Mireille. Il entend sa mère et la Vitruve parler de lui et il se plonge dans ses souvenirs. (25 p.)

La petite enfance : Ferdinand évoque la tante Armide, Mme Héronde, Auguste, son père, à l'égard duquel il éprouve une haine féroce, le séjour en nourrice à Puteaux, la grand-mère, le travail de sa mère, Clémence, qui place des dentelles, ses oncles et tantes paternels. (12 p.)

Le Passage : c'est là que commence à vivre sa famille après le déménagement, petite rue où tout le comme se connaît et s'épie; brutalité d'Auguste, le père, à l'égard de sa femme. Plusieurs épisodes : au cinéma avec la grand-mère, l'excursion en tricycle, l'Exposition universelle évoquée avec des proportions d'apocalypse, l'école, sa méningite et la convalescence à Asnières, la mort de la grand-mère. Évocation des marchés où sa mère vend ses dentelles. Le retour à l'école. Une équipée à Athis-Mons avec l'oncle Arthur. (55 p.)

Dieppe : les premières vacances marquées par une tempête et un bain qui aurait pu finir en noyade. (6 p.)

L'excursion en Angleterre : le départ, le mal de mer épouvantable, la marche éprouvante vers Brighton, le retour. (8 p.)

La vie au Passage : le difficile commerce de la dentelle. Ferdinand doit gagner sa vie : il est équipé et placé chez Berlope. Ça se passe très mal : le travail est épuisant, pour un salaire de misère. Ferdinand est renvoyé. L'angoisse du travail à trouver: ses parents le traitent de tous les noms et lui serinent la piètre idée qu'ils ont de lui. L'oncle Édouard se démène pour lui trouver quelque chose. A la recherche d'un emploi dans la bijouterie : il en trouve un chez Gorloge. Un amateur chinois commande un beau bijou. Le patron part pour une période militaire, sa femme se donne du bon temps avec les employés. Le bijou disparaît. C'est le drame au passage. L'oncle Édouard propose d'envoyer Ferdinand en Angleterre, malgré son père. (70 p.)

Le Meanwell College. Récit du voyage jusqu'à l'arrivée au College. M. Merrywin et Nora, sa femme, les propriétaires, font ce qu'ils peuvent pour garder les ultimes pensionnaires. Parmi eux, Jonkind, un attardé mental. Ferdinand a décidé de rester muet. Il est amoureux de Nora. La vie au collège, les interminables promenades, puis la débâcle. Nora se donne à Ferdinand, avant de mourir noyée. (70 p.)

L'été au Passage : De retour à Paris, Ferdinand retrouve les difficultés de ses parents, les soucis financiers : son père toujours sur le point d'être renvoyé, sa mère qui ne réussit plus à vendre sa dentelle et qui a une jambe malade. La vie au Passage, les voisins inquisiteurs. Dans tous ces malheurs, seul l'oncle Édouard apporte une note d'optimisme. Clémence clouée au lit. Ferdinand est chargée de faire des courses un jour d'extrême chaleur, il dépense le reste de l'argent aux Tuileries où la foule prend des proportions hallucinantes. Fureur d'Auguste, Ferdinand le frappe mais est maîtrisé par les voisins. (50 p.)

Chez l'oncle Édouard : celui-ci se décarcasse pour remettre Ferdinand en selle et lui trouver un emploi. (4 p.)

Courtial des Péreires. Portrait d'un inventeur et d'un vulgarisateur scientifique hors pair, qui dirige une revue, le Genitron. L'oncle Édouard réussit à faire embaucher Ferdinand pour un travail sans salaire. Évocation des grandes entreprises de l'inventeur couronnées de succès divers : l'Astronomie domestique, le «Chalet polyvalent», le Zélé (un ballon dirigeable). Ferdinand participe au lancement du Concours du mouvement perpétuel... Difficultés avec la Police. La fin du Zélé, concurrencé par l'aviation: la dernière ascension et le retour en péniche. Mme des Péreires, Irène, fait des confidences à Ferdinand, devenu l'homme à tout faire Galerie Montpensier où se trouvent les bureaux du Genitron. Courtial dépense ce qu'il gagne au jeu, les difficultés financières s'aggravent. Ferdinand fait ce qu'il peut pour limiter les dégâts. Un chanoine fou donne de l'argent pour organiser un concours de submersibles qui permettent de renflouer tous les trésors sous-marins. Le chanoine Fleury est arrêté par la police. Les inventeurs font le siège du bureau et finissent par tout détruire. Repli sur la maison des Courtial à Montretout. Mais Courtial a vendu le pavillon pour apaiser les créanciers. Il veut se lancer dans un programme de culture radio-tellurique dont il a fait l'essai dans le jardin de Montretout. Ils partent, après avoir récupéré quelques débris du Génitron. Ferdinand dit au revoir à la Violette, une prostituée de la galerie Montpensier, à sa mère, à son père, vieilli. (155 p.)

Blême-le-petit : Arrivée à Persant-la-Rivière, installation à Blême (dans le Beauvaisis). Saligons-en-Mesloir, le village proche où Courtial et Ferdinand initient les paysans au turf et d'où ils partent à la recherche des meilleurs terrains pour l'expérience agronomique. La plantation des pommes de terre. Lancement du «Familistère de la Race nouvelle» : les premiers pensionnaires, des enfants et des adolescents, arrivent. Le système radio-tellurique donne des inquiétudes. les enfants se mettent à chaparder alentour, pour manger. Premières arrestations. La colère des paysans à cause des patates pustuleuses. L'hiver est terrible : tout le monde a froid et faim. Les enfants ne réussissent plus à subvenir aux besoins. Courtial se suicide. Ferdinand et Irène ramènent le corps. Les gendarmes les attendent. Les enfants sont renvoyés dans leurs familles. Irène vitupère les gendarmes qui l'accusent de meurtre. Le juge et les journalistes arrivent : pas d'inculpation. Veillée du corps enveloppé dans un reste du Zélé. Réapparition du chanoine Fleury échappé de l'asile : Ferdinand manque de le tuer en essayant de le maîtriser. Le matin, une ambulance emporte le corps de Courtial au milieu de la foule des curieux. Ferdinand et Irène se quittent à la gare. Ferdinand regagne Paris, où il est pris de vomissements et d'étourdissements. Un ciel particulièrement clair lui rappelle toutes les connaissances d'astronomie que Courtial lui a transmises. Chez l'oncle Édouard, Ferdinand trouve le réconfort et la compréhension. Projets d'avenir. Ferdinand s'entête : «Je veux partir, mon oncle!» Il compte s'engager. Ferdinand malade s'endort. (112 p.)

2. Place du roman dans l'œuvre.

Mort à crédit , le deuxième roman de Céline, fut beaucoup moins bien accueilli que le Voyage. Il fit scandale, et connut des publications censurées. Céline souffrit de cette situation où il voyait une injustice eu égard à l'immense travail qu'il avait dû fournir et à l'incompréhension à laquelle se heurtait son style.

Mort à crédit se relie subtilement au Voyage au bout de la nuit car il commence par l'évocation de la vie de médecin de Ferdinand, rappelant les expériences de Ferdinand Bardamu, médecin lui aussi, à la fin du Voyage.  D'autre part, Mort à crédit s'achève sur la décision de Ferdinand de s'engager, ce qui renvoie au début du Voyage qui commence par une scène de nuit pendant la première guerre. La part de l'autobiographie se renforce avec le changement de nom du héros : de Ferdinand Bardamu du Voyage, Céline ne retient que le prénom sans patronyme dans Mort à crédit.

3. Le style.

Le résumé conserve la forme décousue du récit et de la syntaxe. Par rapport au Voyage au bout de la nuit qui utilisait encore une grammaire et une construction de récit proches de la norme romanesque, Mort à Crédit suppose une avancée radicale dans la recherche célinienne d'une forme propre. Dès que Ferdinand commence à évoquer ses souvenirs, la syntaxe se désarticule: ce sont des membres de phrases juxtaposées, des phrases nominales, une ponctuation envahissante. Ce n'est que du discours, apparemment sans aucun apprêt, utilisant abondamment l'argot. La description trouve sa place parfois dans des phrases plus longues. Céline impose un rythme très saccadé, syncopé. Il casse toute phrase qui tendrait au bon style. Il crée ainsi une langue à lui, inimitable, très évocatrice, pétrie d'argot traditionnel et de son invention. C'est l'aspect le plus fascinant de l'œuvre : malgré ses 600 pages, le texte est prenant d'un bout à l'autre ; le délire verbal est toujours souverainement maîtrisé, fruit d'un immense travail à la recherche de la forme qui lui paraissait la plus juste.

Le trait le plus fort du style est l'invention verbale d'une richesse d'invention stupéfiante parce que toujours nouvelle. Les scènes mentionnées du Bois de Boulogne, de l'Exposition universelle, du Jardin des Tuileries, du mal de mer en bateau, de la mise à sac du Genitron, de la veillée du corps de Courtial, pour n'en citer que quelques-unes, sont ahurissantes. Mais ce sont aussi les disputes entre les personnages qui prennent des dimensions extraordinaires par leur violence. À côté de ces morceaux de bravoure, la peinture d'atmosphère ou de personnages en quelques lignes surprend continuellement.

4. Le héros.

Le résumé ne rend pas l'esprit du texte, car s'il y a des personnages, des lieux, des épisodes qui ont leur importance, ce qui domine c'est l'immense malheur du monde, sa terrible laideur le plus souvent. Ferdinand vit une sorte de cauchemar incessant, qui ne verra des moments d'accalmie que chez Courtial des Péreires, et encore est-ce bien momentané et relatif, et auprès de l'oncle Édouard. Il hait ses parents qui ne cessent de se battre, de se plaindre, de travailler pour ne rien gagner, imprégnés d'une morale du devoir et du sacrifice dont ils accablent leur fils: ils sont les archétypes de l'esprit «tout-petit-bourgeois». Sa haine se porte indéniablement sur son père, à l'égard de sa mère, il essaye parfois d'établir une relation, mais elle n'aboutit jamais. Ses expériences sont toujours d'épouvantables échecs, par maladresse, par malchance, par refus... Il est essentiellement inadapté au monde, bien que chez Courtial, il se révèle plus habile qu'il ne le pensait. À la laideur du monde, de ses banlieues sinistres, des plaisirs minables des pauvres, s'ajoute la misère morale. La misère sexuelle est une face du malheur humain.

5. Place de la sexualité.

Le sexe est agressivement présent dans toute une partie de l'œuvre. Sexualité inaccomplie car elle ne se manifeste que dans des substituts à l'amour. Bien des passages sont plus que scabreux, surtout l'épisode au Meanwell College, difficilement lisible de bout en bout. Les propos obscènes abondent, surtout dans la première moitié, et l'argot y joue un double rôle : dire crûment et en même temps voiler. On ne saisit pas tout si on ne cherche pas à comprendre le sens exact de l'argot utilisé. Cependant le ton n'est pas érotique dans ce sens que la sexualité n'y est nullement attirante.

Ce qu'on peut appeler la deuxième partie du roman, celle qui met en scène Courtial des Péreires, est presque exempte d'obscénités (sauf quelques lignes concernant la Violette ou les enfants pensionnaires à Blême). Cet ensemble pourrait d'ailleurs constituer un roman à part entière.

6. Jugement personnel.

Pourquoi Céline a-t-il écrit une telle œuvre, qui a fait grand scandale à sa parution? Pourquoi ce roman est-il aussi fascinant alors qu'il est si laid par bien des côtés?

On pourrait répondre en disant qu'il offre le spectacle en raccourci de la misère des hommes comme à travers un miroir convergent et grossissant. Il peint avec des traits vigoureux, excessifs peut-être — mais jusqu'où — une humanité abandonnée à son malheur moral. Il y a beaucoup de sexe chez Céline, et dévoyé, mais qu'en est-il du monde ? Est-ce bien différent de ce que l'on voit, de ce que l'on devine, de ce que l'on connaît. Il en parle avec des mots grossiers, il force le trait? C'est sa façon à lui de le dire. Et il ne parle pas que de ça, loin de là. C'est toutes les misères morales dont les hommes s'accablent mutuellement qu'il met en scène.

Cette capacité de malheur, cette épouvantable accumulation de souffrances révèle une immense pitié. Ferdinand est un personnage qui souffre de ne pas être aimé, comme tant d'hommes ne le sont pas. Le roman s'achève sur l'oncle Édouard, le seul qui lui montre de l'affection et de la compréhension. Il sait aimer. Et Ferdinand a recours à lui comme à son sauveur, même s'il s'entête à partir parce qu'il ne veut pas lui être à charge. Les dernières lignes, dans le contexte, sont extraordinaires. Ferdinand, victime d'une terrible fièvre, est mis au lit par son oncle sous une pile de couvertures et de manteaux. Celui-ci ne sait que faire pour lui apporter du soulagement et il lui dit: «Bon ! Mais alors si tu te lèves passe-toi tout de suite un pardessus. Tape dans le tas ! n'importe lequel... Dans le couloir t'attraperais la crève... C'est pas les pardessus qui manquent!...

— Non mon oncle.»

7. Conclusion.

Ce roman ne peut pas être conseillé, mais c'est une lecture pourtant remarquable à bien des égards. Il y a peu d'auteurs du XXº qui marque autant que Céline par la force de son verbe et de son humanité.

 

                                                                                                                  P.S. (1997)

 

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